Avec la perte du 93, une histoire communiste prend fin
Le socialiste Claude Bartolone a été élu jeudi 20 mars à la tête du conseil général de Seine-Saint-Denis. Propriété du PCF depuis sa création en 1967, ce département était un emblème de la banlieue rouge qui s’effondre. Enquête sur trente années d’une lente disparition, malgré la résistance dans quelques villes d’un communisme municipal émancipé de l’appareil central.
Avec l'élection jeudi du socialiste Claude Bartolone à la tête du conseil général de Seine-Saint-Denis , le parti communiste français (PCF) perd un emblème de son glorieux passé. Mais la chute du bastion le plus symbolique de la banlieue rouge perdue n'est pas vraiment une surprise, tant elle reflète la lente agonie d'un parti. Retour sur les origines d'une mythologie communiste érodée. De la Seine-Saint-Denis rouge jusqu'à sa chute.
Le temps du municipalisme novateur
Si le département est ancré à gauche depuis les années 1930, avec l'implantation du PCF lors des municipales de 1935 préfigurant l'avènement du Front populaire, c'est après-guerre qu'a été théorisée la notion de banlieue rouge. Selon Claude Pennetier, historien et directeur du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier [3], elle «repose essentiellement sur l'unité de lieu “ville” et développe un patriotisme de clocher à base de classes, pour donner le sentiment aux classes populaires que la ville leur appartient. Cela passe notamment par une occupation symbolique de l'espace public, glorifiant la résistance, car les résistants communistes sont restés après-guerre des militants communistes. Si les élus ont progressivement délaissé les cités ouvrières, ils en reste proches par leur réseau, assurant un capital de militantisme comme reflet anthropologique de la ville».
Jeune maire de Sevran, Stéphane Gatignon représente la relève d'un parti pourtant finissant. A 38 ans, celui qui a longtemps hésité entre l'engagement politique et une carrière d'historien définit les «fondamentaux» de la banlieue rouge: «Jusqu'aux années 1970, l'organisation du PC a joué un rôle fondamental dans le vivre ensemble, en privilégiant les questions de santé, de petite enfance et de culture. Dans le domaine du logement, les maires communistes ont aussi développé une approche propre face aux politiques d'urbanisation étatiste.»Ces innovations en terme de gestion étaient alors doublées d'une redoutable entreprise politique, faisant dire à Claude Bartolone, nouveau président socialiste du conseil général de Seine-Saint-Denis, arrivé dans le département «à l'âge de 9 ans»: «Il faut bien comprendre qu'à l'époque, il n'y avait pas un coin de rue où l'on ne croisait pas un communiste, il n'y avait pas un interlocuteur qui ne soit pas un militant du PC local.»
Le début de la fin des banlieues rouges commence au début des années 1970. En même temps que le PCF perd de son influence au niveau national, le municipalisme à la sauce communiste perd son «caractère novateur et anticipateur», ainsi que l’explique Henri Rey, spécialiste de la Seine-Saint-Denis au Cevipof [4]. «L’avance prise par les mairies communistes a été rattrapée. Et les mairies socialistes et de droite ont copié les centres aérés, les dispensaires de santé publique ou l’investissement massif dans les équipements sportifs.» Autre perte d’influence, selon Rey, «le positionnement municipal dans les conflits sociaux. Avant, toute la ville et les employés municipaux se mobilisaient pour les grévistes, des cantinières aux travailleurs sociaux. Mais l’impuissance à résister à la désindustrialisation a rompu le lien organique, la symbiose, entre les municipalités et les classes populaires. Même l’assise politique clientéliste privilégiée par le PC dans le personnel communal a été mise à mal par la rationalisation du recrutement».
Pour Claude Bartolone, «la contre-société communiste fonctionnait très bien quand la valeur travail était reine dans le département. Mais quand le chômage de masse, les problèmes de toxicomanie et la paupérisation ont remplacé le plein-emploi des usines, le parti n’a pas su muter. Et le parti s’est recroquevillé quand est venu le temps de la relève des maires-résistants…» La relève a émergé à la fin des années 1970, autour du courant appelé «rénovateur», structuré en marge de l’appareil central, et qui a assuré malgré lui la continuité du municipalisme communiste, tandis que le parti voyait son capital électoral s’amenuiser sur le plan national.
«Heureusement qu’on était dans une démocratie bourgeoise»
Initiateur avec Guy Hermier [5] de la remise en cause interne au mitan des années 1980, François Asensi dresse un constat implacable de sa mise à l’écart de la direction nationale du PCF. L’actuel maire de Tremblay-en-France (réélu à 70% aux dernières municipales) a des trémolos dans la voix quand il évoque cette époque. «Lorsqu’en 1984 je suis entré en conflit ouvert avec Georges Marchais, en proposant la transformation du PC en “parti révolutionnaire de type nouveau”, j’ai pu m’appuyer sur de nombreux maires de Seine-Saint-Denis. Ensemble nous avons marqué notre désaccord de fond avec le langage identitaire ouvriériste de la direction. Après avoir été viré du comité central, ce fut très dur pour moi. Les gens ne me disaient plus bonjour et nous avons subi des campagnes hostiles dans les usines Citroën, où l’on nous traitait de “faux-amis des ouvriers”, de “sociaux-démocrates” ou de “cellule de l’Elysée”. Sincèrement, avec le recul, je me dit: “heureusement qu’on était en démocratie bourgeoise”…»
Contre-société civile
Même pas encore membre des Jeunesses communistes à l’époque, Stéphane Gatignon porte un regard aussi lucide que désenchanté sur cette période de mise à l’index des partisans d’un «communisme ouvert». «Reconstructeurs, rénovateurs, refondateurs… les belles intentions et les vraies ruptures originelles ont souffert de l’échec de la perestroïka (une vraie crise pour le mouvement), mais aussi d’un retour au local pour conserver ses chasses gardées au détriment d’une poursuite de la réflexion. Cette génération a souffert de la lassitude, pour fondre la faillite de ses idées dans le gauchisme total, avec comme moteur une revanche aigrie sur l’appareil central du parti, qui lui a mené tout du long une vraie “guerre civile”.» Conséquences de ce repli municipaliste, la construction de réseaux propres et un programme politique davantage tourné vers le développement économique.
L’émancipation de ces maires mis au ban du parti s’est concrétisée par un discours réorienté vers le local et s’appuyant sur de nouveaux relais communaux, qu’Asensi résume ainsi: «Contre la stratégie du grand soir, nous avons cherché à opposer une stratégie du quotidien. Pour le dire autrement, nous avons substitué à la contre-société communiste de l’âge d’or une contre-société civile.» Gatignon confirme: «A Sevran, si je compare mes réseaux à la section locale du parti, ce sont deux mondes totalement différents. Notre structure partisane est complètement dépassée idéologiquement.»
La fracture entre les deux courants du PCF provoquera une longue guerre froide en Seine-Saint-Denis, qui se transformera en crise, après les élections cantonales de 2004. François Asensi explique: «Nous étions quasiment à égalité [7 contre 7, plus Jean-Jacques Karman] et réclamions la présidence du conseil. Face au refus total de discussion par la direction du parti, alors que les rénovateurs avaient gagné un siège alors que le parti en avait perdu quatre, nous avons décidé de consacrer les deux familles. Car nous ne pouvons que déplorer la persistance du centralisme démocratique.» Stéphane Gatignon regrette lui que «le conseil général a toujours préféré une vision d’action à une vision du territoire et n’a pas réussi à développer une vision globale ni à porter des grands projets d’aménagement du territoire».
«De la banlieue rouge au 9-3»
Même s'il n'approuvait pas cette rupture, Patrick Braouezec note qu'en «faisant comme si de rien n'était, le parti n'a rien fait pour empêcher l'inéluctable». Successeur de Marcelin Berthelot à la mairie de Saint-Denis (contre un candidat officiel du PCF -vidéo INA- [6], comme Asensi à Tremblay ou Jack Ralite à Aubervilliers), Braouezec est désormais à la tête de la seule communauté d'agglomération du département, Plaine-communes. «Au début des années 1990, dit-il, l'alternative était simple: persévérer dans la vision que la banlieue devait rester industrielle ou favoriser la transformation économique du territoire.» Et de raconter qu'«il a fallu attendre l'avènement du Stade de France pour que le conseil général soit convaincu de la démarche. Avant, la rhétorique était plutôt du genre: "Non aux rats du capital qui veulent manger le fromage de la Seine-Saint-Denis!"»
François Asensi estime d'ailleurs que s'intéresser à l'expansion économique ne trahit pas les valeurs originelles du communisme. «Je continue de penser que la gauche ne peut se construire aujourd'hui encore que sur la valeur travail. Seulement celle-ci a changé. Le travail abstrait a remplacé le travail concret comme le PCF l'entendait. Et il n'a pas voulu saisir ce changement. Car exclusivement concentré sur la classe ouvrière. En 1976, Henri Fiszbin s'est fait fusiller politiquement, exclure de la direction de la fédération de Paris pour avoir défendu une orientation stratégique allant au-delà.»
Paupérisation, renouvellement de population et nouvelles couches d'immigration ont achevé de déboussoler le parti dans ses bastions de banlieues. Patrick Braouezec estime que «l'immigration a toujours été un problème pour le parti. Si les Espagnols et les Italiens étaient des réfugiés antifascistes, la classe ouvrière n'était pas tendre avec les Polonais ou les Yougoslaves, comme pour les Algériens ou les Sénégalais. Mais à l'époque, le rapport de classes prédominait: on était ouvrier avant d'être immigré. Aujourd'hui, on est d'abord un jeune de banlieue, avant d'être un travailleur. La communauté passe avant la sociabilité. La classe ouvrière n'étant plus représentée en tant que telle, l'individualité prime. Et ça, le PCF ne sait pas le gérer.» Braouezec appelle cela «de la banlieue rouge au 9-3», d'après un documentaire à venir du cinéaste Jean-Patrick Lebel [7]. «Cette expression fait sens et traduit bien le passage d'un univers laborieux à un monde plus incertain, mais plus dynamique». Pour Pierre Zarka, figure du parti, ancien député de Seine-Saint-Denis et directeur de L'Humanité [8] de 1994 à 2000, le PCF «manque l'ensemble des demandes sociétales en se refusant de traiter les demandes démocratiques. Il y a une méfiance envers tout ce qui ne vient pas de chez nous. C'est vrai avec la colère des banlieues de 2005 comme ce fut le cas avec l'IVG ou l'environnement...»
Face à l'arrivée de nouveaux habitants issus de classes intermédiaires et de Paris intra-muros, l'attitude des maires PCF s'est à nouveau divisée entre rénovateurs et orthodoxes. Le socio-historien Bernard Pudal explique: «A Saint-Denis ou à Montreuil, on a vu émerger une redéfinition du périmètre électoral, s'appuyant sur des "bobos" mais aussi sur une nouvelle classe populaire (immigrés, intellectuels précaires, jeunes chômeurs). C'est un terrain de recomposition possible, où un espace et une légitimité existent par rapport au PS.» Avec de nouvelles références politiques, comme le remarque Gatignon: «Comme tout le cheminement communiste a volé en éclats, les maires de Seine-Saint-Denis ont été les premiers à mettre en place des instruments de démocratie participative.» Mais Montreuil s'est «vendu aux bobos» [9] et à Dominique Voynet et Saint-Denis a encore connu de fort taux d'abstention.
La Seine-Saint-Denis est encore le département qui a le moins voté cette année, moins de 50% de participation, ternissant les réélections (lire l'interview de Dormagen et Bracconier, auteurs d'une étude sociologique sur l'abstention dans les quartiers populaires [10]). «En quelque sorte, l'illusion du municipalisme communiste cache l'évolution du comportement électoral des classes populaires. La rétractation du corps électoral avec la montée de l'abstention a permis au PC de se maintenir à la tête de villes grâce à l'efficacité de son "entreprise municipale". La mer populaire s'étant retirée, reste le savoir-faire du politique, ses réseaux et son clientélisme», explique Bernard Pudal.
Mais les socialistes ont enlevé l'avant-dernier département communiste de l'Hexagone (reste le Val-de-Marne). Et des bastions municipaux sont aussi tombés. Le PS a peu à peu gagné du terrain en Seine-Saint-Denis, en récupérant des villes perdues par le PCF face à la droite (comme pour Noisy-le-Grand ou récemment Aulnay-sous-Bois). Mais, via la réussite d'un «renouvellement de population», selon les termes du politologue Henri Rey, l'habileté politique de certains de ces maires de droite a stabilisé les équilibres électoraux. Grâce aussi à leur capacité à «respecter le passé», comme le dit Claude Bartolone en parlant du centriste Jean-Christophe Lagarde à Drancy, où il a battu en 2001 le ministre PCF Jean-Claude Gayssot et vient d'être réélu dès le premier tour. «Cette ville, on ne la regagnera jamais, Lagarde inaugure même des places au nom de figures communistes.» Alors, l'ambition socialiste passe par l'attaque frontale. Henri Rey résume: «La stratégie apparaît assez clairement depuis une dizaine d'années: viser les zones d'expansion économique du département, en premier lieu les villes de Plaine-Communes. Les communistes interprètent cela comme de la prédation, le PS invoque lui un rééquilibrage démocratique.»
Le récent scrutin marque une étape supplémentaire de ce «rééquilibrage prédateur». Si la pratique des primaires au premier tour est chose courante dans la relation socialo-communiste de la Seine-Saint-Denis (en 1989, à Bobigny, déjà... [11]), la prise d'Aubervilliers lors de ces municipales pourraient envenimer les rapports. Pour la première fois, la tradition du désistement républicain a volé en éclats. Arrivé deuxième à l'issue du premier tour, le socialiste Jacques Salvator [12] s'est maintenu face au tandem Pascal Baudet/Jean-Jacques Karman, synthèse des deux extrémités idéologiques du PCF. Et l'ancienne ville d'André Karman puis de Jack Ralite est tombée aux mains du PS au second tour. Si l'on ajoute la prise de Pierrefitte, c'est aussi l'agglomération Plaine-communes qui est menacée à moyen terme.
Mythe ou réalité
L'universitaire Bernard Pudal dresse un bilan distancié du communisme municipal: «les chercheurs s'interrogent aujourd'hui sur la profondeur de cette implantation. N'a-t-on pas surévalué l'attachement des groupes populaires aux groupes militants? N'y-a-t-il pas là une certaine mythologie? Maintenant que l'indestructibilité présumée de la banlieue rouge s'est dissipée, on se rend compte que son aura était finalement assez faible». Pierre Zarka nuance: «Oui, la banlieue rouge a quelque chose d'une mythologie institutionnelle, une sorte d'auto-intoxication et un sentiment de pouvoir invincible dont le PC a fait les frais. Mais la population de la banlieue rouge, elle, est bien réelle et demeure encore aujourd'hui dans une situation sociale et culturelle conduisant à des postures anti-droite». François Asensi approuve et, comme les autres rénovateurs, se tourne déjà vers l'espoir nostalgique d'une recomposition à gauche inspirée des collectifs du non au référendum: «Je pense que le parti est mort. Mais s'il n'y a pas de rémission possible à la fin programmée du PCF, il existe une modernisation possible des idées communistes.» Patrick Braouezec l'assure: «L'identité communiste et l'identité 9-3 ne sont pas si éloignées. La classe ouvrière a seulement été remplacée par la jeunesse des cités.»
- Tous les entretiens qui ont servi à construire cet article ont été réalisé en face à face, dans les bureaux de mairie (Asensi, Gatignon, Bartolone), dans les bureaux de chercheurs (Pudal, Rey, Pennetier) et au café ("de France" à Saint-Denis pour Zarka, "de l'assemblée" pour Braouezec). Pour ceux qui ont envie d'en lire encore plus, voici (en format PDF) les notes que j'ai retranscris de mes entrevues.
- Un article du professeur de science politique Bernard Pudal [18], “gracieusement transmis par l'auteur aux lecteurs de Médiapart”, extrait d'un ouvrage à paraître (Bertrand Geay, Laurent Willemez (Dir.), Pour une gauche de gauche, Editions du Croquant, Avril 2008):
PCF, un parti peut-il en cacher un autre?.pdf [19]