Spécial 8 Mars Journée internationale des femmes : Jacques Derrida : le "peut-être" d’une venue de l’autre-femme par Carole Dely

Publié le par EMINEM cgtmci@free.fr

mis en extrait par MARINA
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[…] Jacques Derrida : le "peut-être" d’une venue de l’autre-femme par Carole Dely

[Extraits de la nouvelle version d’un texte prononcé en conférence au Colloque International de Phénoménologie de l’Université catholique de Porto Alegre (Brésil, juin 2006)]

[…] si mon propos porte sur la femme, je parlerai plus précisément de la question d'une venue de la femme considérée dans son altérité et son authenticité - « l'autre-femme » -, en le formulant sous la forme d'un peut-être.

[…]

Dans un entretien publié dans le Monde de l'éducation en septembre 2000, Jacques Derrida donna au geste de déconstruction du phallogocentrisme ce sens d'une juste reconnaissance des faits. Je rappelle le contexte de l'entretien : Antoine Spire fait remarquer à Jacques Derrida que la cause féminine a très tôt mobilisé son travail, que la différence sexuelle est présente dans beaucoup de ses textes. Il répond, je cite :

« Je parle surtout, depuis longtemps, des différences sexuelles, plutôt que d'une seule différence - duelle et oppositionnelle - qui est en effet, avec le phallocentrisme, avec ce que je surnomme aussi le "phallogocentrisme", un trait structurel du discours philosophique qui aura prévalu dans la tradition. La déconstruction passe en tout premier lieu par là. Tout y revient. Avant toute politisation féministe (et, bien que je m'y sois souvent associé, à certaines conditions), il importe de reconnaître cette puissante assise phallogocentrique qui conditionne à peu près tout notre héritage culturel [je souligne, C.D.]. Quant à la tradition proprement philosophique de cet héritage phallocentrique, elle est représentée, de façon certes fort différente mais égale, aussi bien chez Platon que chez Freud ou Lacan, chez Kant que chez Hegel, Heidegger ou Lévinas. Je me suis employé à le démontrer en tout cas. »

[…]

on pourrait […] penser à des différences sexuelles au pluriel (peut-être à des mélanges de genre chez les hommes et les femmes, jusqu'à repenser aussi l'homosexualité, qu'elle soit féminine ou masculine, etc.).

[…]

Jacques Derrida remarque au cours d'un entretien filmé [Derrida (2002), film documentaire réalisé par Kirby Dick et Amy Ziering Kofman, Etats-unis, 2002 (1h24)] que la philosophie a toujours été liée à une figure masculine : « le philosophe » est un homme, il peut être aussi un père, mais il sera plus rarement une femme ou une mère (y compris dans un sens symbolique pouvant s'appliquer tout autant à un homme).

[…]

Ici et maintenant, nous vivons et pensons toujours sur un fond d'héritage ancien, marqué par un certain type, par un certain « trait structurel (...) qui aura prévalu dans la tradition ». Nous sommes toujours liés à lui, que l'on soit femme ou homme, mais dès lors de manière sans doute différente du fait que l'on est homme ou femme, chacun(e) autrement fidèle et/ou infidèle à l'égard de l'héritage.

[…]

Ainsi, si le phallogocentrisme est un thème majeur de la déconstruction derridienne, qui interroge et porte sur la tradition, cela vient manifestement du fait que le déséquilibre est flagrant entre une présence masculine et une présence féminine (dans la tradition entendue d'un point de vue philosophique, morale, sexuelle, fantasmatique, politique, etc). On peut même aller jusqu'à se demander si cette tradition ne s'est pas en partie construite sur et à partir d'une certaine exclusion de la femme et du féminin.

[…]

Point d'achoppement dans la tradition, car la femme apparaît peu, semble ne jamais apparaître comme telle. Dans Politiques de l'amitié (Paris, Galilée, 1994), Jacques Derrida présente une lecture généalogique du modèle canonique de l'amitié en circulation depuis Aristote, en passant par Cicéron, Montaigne, Kant, Nietzsche, jusqu'à plus près de nous. Il fait apparaître de ce biais que l'ami est toujours un homme, jamais une femme, que l'amitié concerne toujours des couples d'hommes. Les autres formes d'amitiés, entre hommes et femmes, ou bien entre femmes, n'ont pas laissé de traces aussi légitimes et exemplaires dans le système d'autorité et de légitimation que constituent les grands traités. Elles demeurent marginales, voire plus significativement occultées. Jacques Derrida reprend le fil d'un certain modèle de l'amitié, le modèle viril de l'amitié vertueuse pensé par Aristote. L'amitié par excellence, la plus haute forme d'amitié concerne des hommes qui ont entre eux des rapports de ressemblance. Par suite, ces amis se seront trouvés ressembler, de façon non fortuite, à des « frères ». La question se pose alors de savoir ce que devient la sœur dans cette histoire, autrement dit la femme, l'autre du masculin ? C'est une question que l'on pourrait dire de souci démocratique, un peu comme l'on aura de nos jours parlé de « parité », c'est-à-dire du souci d'une représentation égale des hommes et des femmes dans les assemblés politiques. Mais la question est de tonalité d'autant plus démocratique que « la fraternité » elle-même est naturellement associée à l'idéal démocratique (cf. la devise française depuis la Révolution : « Liberté, Egalité, Fraternité »). Jacques Derrida le souligne, « la démocratie s'est rarement déterminée sans la confrérie ou la confraternité ». Il s'ensuit que dans l'histoire de la démocratie, ce qui engage des enjeux politiques et ce jusqu'à aujourd'hui, le privilège aura été donné au modèle phallocentrique du frère, du sol, de la nation. Jacques Derrida remarque que toutes les grandes philosophies de l'amitié - androcentriques ou androcentrées - sont nouées autour de la question du politique. Ainsi, si les hommes vivant démocratiquement sont comme des frères, à l'origine des frères de la nation ou de la patrie, il semble ne rester pour la femme que la possibilité d'une assimilation dans ce modèle (mais quand ?... je veux dire, depuis quand et depuis quel lieu ce problème se pose-t-il ? depuis la libération des femmes ? le temps de la déconstruction, dans « la bibliothèque » et dans le monde ? ou alors bien avant tout cela, comme depuis toujours ?...) : la sœur est un cas du frère, une espèce du genre frère. Ce modèle androcentré est-il convenable et adéquat pour penser aujourd'hui la citoyenneté des femmes au sein d'un système politique, rigoureusement parlant ?

[…]

Concernant la pensée politique de l'ami et de l'ennemi, Derrida interroge dans ce même livre la pensée de Carl Schmitt. L'idée principale de Schmitt est que l'espace politique s'ouvre à partir du moment où l'on peut identifier l'ennemi. Il faut la possibilité réelle d'une guerre pour que le champ politique s'organise. Je ne reprendrai pas plus avant la pensée de Schmitt et l'analyse profonde et détaillée que Jacques Derrida en fait dans Politiques de l'amitié, mais je citerai un passage qui me semble éclairer parfaitement une certaine situation générale du discours traditionnel et culturel. Jacques Derrida écrit :

« Revenons à Schmitt et prenons du champ. Ce qu'une vue macroscopique peut mettre en perspective, de très loin et de très haut, c'est un certain désert. Pas femme qui vive. Un désert peuplé, certes, un plein désert en plein désert, et même, diront certains, un désert noir du monde : oui, mais des hommes, des hommes, des hommes, depuis des siècles de guerre, et des costumes, des chapeaux, des uniformes, des soutanes, et des guerriers, des colonels, des généraux, des partisans, des stratèges, et des politiques, des professeurs, des théoriciens du politique, des théologiens. Vous chercheriez en vain une figure de femme, une silhouette féminine, et la moindre allusion à la différence sexuelle. »

[…]

pourquoi une certaine réalité de l'action des femmes - qu'elle soit d'ailleurs positive ou négative - n'est-elle pas prise en compte par le discours théorique sur la guerre, reconnue comme digne de réflexion ? On pourrait en dire de même concernant l'amitié, en inversant la donne : que les grands traités de l'amitié ne traitent généralement pas de l'amitié entre femmes, ou entre hommes et femmes, ne signifie pas que celles-ci n'existent pas ou qu'elles n'ont jamais existé.

[…]

Ainsi, si dans la tradition qui présente une certaine systématicité de pensée (par exemple dans l'opposition duelle de l'homme et de la femme), le politique est fortement ancré dans une tendance phallogocentriste, dans les livres et dans l'histoire, que peut-on faire ?

[…]

Ici et maintenant, il faut inventer d'autres noms, tenter de se porter au-delà de ce politique-ci, dans l'espoir et le rêve que quelque chose de neuf puisse encore venir, survenir... telle par exemple « une démocratie à venir »

[…]

Aucun philosophe ou penseur n'aura peut-être eu ce geste auparavant. Par le passé, on aura bien dit que la femme est ceci ou cela, qu'elle est telle ou telle, mais le jugement était souvent fait à partir du modèle masculin […]

[…]

« un sexe n'a pas de contraire, voyez-vous, voilà la vérité, il faudrait savoir s'y faire ou s'y prendre... » (Politiques de l’amitié, p. 20)

[…]

Si les discours de la tradition ont parlé des femmes, c'est presque uniquement avec un regard masculin et depuis le lieu d'une parole masculine. Or ils ont fait autorité.

[…]

Qu'aura fait Jacques Derrida dans cette histoire du phallogocentrisme, et quel désir profondément pensé s'y montre ? Celui d'ouvrir un espace, de se rendre disponible pour laisser être, pour laisser ouvert l'espace propice pour une venue de l'autre. Ou même de plusieurs venues. Il invite à cette venue plurielle, encore à venir... Il cherche à faire entrer la femme dans la tradition, dans la philosophie, ou encore dans le dictionnaire académique, en partant du constat qu'elle y paraît exclue comme telle. Sorte d'injonction impérieuse, autant qu'une invitation amicale et aimante, il invite pour qu'elles deviennent, à leur tour et autrement, des figures aussi exemplaires et légitimes. Et alors, une question se pose : si la femme tend à avoir été exclue de la philosophie, occultée dans la tradition en général, si elle se retrouve en position de relative exclusion dans le dedans de « la bibliothèque » alors qu'elle existe bien en son dehors, dans le monde, et autrement aujourd'hui que par le passé, qu'est-ce que la philosophie et qu'est-ce que la tradition ? Ou que seront-elles une fois que la femme y sera réintroduite en son nom ? Si ce qui était exclu est réintroduit dans ce qui l'avait exclu, alors que se passe-t-il ? Y aura-t-il toujours « la philosophie » (« la métaphysique »), la même ?

[…]

Il faut que la femme réponde elle-même. Qu'elle pense, peigne ou écrive, partage ses visions et ses paroles à elle, de plus en plus. Il n'y aura jamais trop de voix plurielles. Après quoi aussi l'on pourra mieux envisager cette dite « question de la femme », je veux dire son sens et sa pertinence, en se retournant autrement et mieux sur le passé de son histoire, voire de toute l'histoire humaine, au présent.

[…] Si l'on tentait d'en imaginer le rêve ou la rêverie, quel aurait été idéalement le fil à suivre pour accompagner la sortie contemporaine du phallogocentrisme ? En ne l'excluant pas, ou plus, mais au contraire en l'invitant à venir, à reprendre une place, sa place, celle que peut-être la tradition lui avait refusée tandis qu'elle s'élaborait comme cette tradition-là (celle qui aura privilégié le modèle phallocentrique, la figure de l'homme, du frère, sans faire cas de la sœur si ce n'est en la réduisant au frère, etc.), il aurait fallu que « le philosophe » - l'homme en un sens représentatif de cette tradition, affilié à elle en même temps qu'il s'en s'écarte - invite la femme à parler elle-même, d'elle-même. C'est ce que Jacques Derrida aura fait avec la déconstruction.

 

Partant du constat que la tradition s'est en partie construite et bâtie sur une exclusion des femmes et du féminin, et déconstruisant cette histoire, il ouvre un espace propice à la venue de l'autre. En en appelant à la voix de l'autre, il engage ainsi le peut-être d'une réorientation du discours, de l'histoire et de la tradition.

« Une autre voix ... Que vienne à cette heure encore une autre voix ... un ordre ou une promesse, le désir d'une prière, je ne sais pas ... pas encore. »

[…]

Publié dans Phylosophie

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J
et c'est comme ça que, récupérant ce genre de discours (je m'appelle Derrida j'ai une chaire à la fac et je glose et je glose sur le langage, eh derrida commment tu baises ?)<br /> des faux culs vous font croire qu'ils ont tout compris à la revalorisation (je ne dirais plus jamais libération qui ne correspond plus à rien du tout) de la femme en écrivant "auteurE" plus tôt que "auteur" ou "ingénieurE" plutôt qu'ngénieur. ça me fait une jambe d'enfer ! comme le huit mars d'ailleurE
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